Drapeaux des pays contre un ciel bleu.

Entrevue sur la façon de travailler avec les traducteurs avec Arianne des Rochers

By Elina Taillon Date: Mars 06, 2023

Le paysage littéraire du Canada comporte une multitude de voix et de langues, et la littérature traduite en est un élément essentiel. Sur la scène internationale, la littérature canadienne brille lorsqu’elle est traduite dans d’autres langues, faisant rayonner une culture et des perspectives typiquement canadiennes.

Pour donner le coup d’envoi de notre série de blogues sur la traduction et l’édition internationale, nous nous sommes entretenus avec Arianne Des Rochers, vice-président·e pour les provinces atlantiques à l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada (ATTLC), afin d’aborder des sujets d’intérêt pour les éditeurs canadiens indépendants qui envisagent de travailler avec des traducteurs littéraires ou qui souhaitent en savoir plus sur le processus.

À propos d’Arianne

Arianne Des Rochers est traduct·eur·rice littéraire, chercheu·r·se et professeur·e, actuellement basé·e à Moncton, en territoire Mi’kma’ki non cédé. Iel a traduit ou cotraduit, en français, des ouvrages de Leanne Betasamosake Simpson, Glen Sean Coulthard, Leslie Kern et Vivek Shraya. Sa traduction du roman Jonny Appleseed, de Joshua Whitehead, a été finaliste au Prix littéraire du Gouverneur général en 2020. Iel travaille actuellement à la traduction française de This Little Art de Kate Briggs et, en collaboration avec Olivia Tapiero, de A History of my Brief Body, de Billy-Ray Belcourt, toutes deux à paraître en 2023.

    1. Parlez-nous un peu de vous et de la façon dont vous êtes devenu·e traduct·eur·rice.

Même si je viens d’une famille et d’un milieu unilingue français, j’ai toujours eu une facilité et, surtout, une curiosité pour les langues. Voilà pourquoi j’ai décidé de faire des études de premier cycle en traduction. Après un baccalauréat spécialisé en traduction à l’Université Concordia, j’ai décidé de faire une maîtrise en traduction littéraire à l’Université d’Ottawa. C’est là que j’ai découvert la théorie de la traduction et que j’ai commencé à formuler mes propres perspectives critiques sur ce qu’est la traduction, sur ce qu’elle devrait être et sur la façon dont je peux la pratiquer en fonction de mes propres valeurs. En somme, j’ai accédé à la traduction littéraire par le biais d’une formation universitaire formelle, ce qui n’est pas le cas de tous les traducteurs littéraires.

    2. En quoi la publication d’œuvres traduites peut-elle profiter à un éditeur canadien indépendant, au pays et à l’étranger ?

 Il s’agit d’une question aux nombreuses ramifications, mais je me pencherai ici sur deux aspects importants. Premièrement, traduire des œuvres d’auteurs qui connaissent un certain succès dans leur langue de publication apporte assurément un capital culturel ou symbolique au catalogue d’un éditeur, à sa réputation et à son image en général. Cela manifeste également une ouverture d’esprit à l’égard des voix sous-représentées dans la culture cible (par exemple, des voix minoritaires francophones dans la traduction en anglais, ou des voix autochtones dans la traduction en français). Deuxièmement, la traduction est largement subventionnée au Canada, grâce au programme de subventions à la traduction du Conseil des arts du Canada. Comme pour tout autre livre, publier une traduction représente toujours un pari sur le plan commercial ou financier, mais ces subventions constituent un excellent moyen d’inciter les éditeurs à publier des traductions !

    3. Quelles qualifications ou qualités un éditeur doit-il rechercher chez un traducteur ou une traductrice littéraire ?

Les traducteurs plaisantent souvent en disant que la réponse la plus appropriée à toute question sur la traduction – et c’est aussi vrai pour celle-ci – c’est : ça dépend. Ça dépend toujours du contexte. Ici, je dirais que ça dépend du livre que l’éditeur cherche à traduire et à publier. Selon le type de difficultés que pose le livre, qui l’a écrit, quand et sous quelle forme, l’éditeur doit toujours rechercher un traducteur plus ou moins outillé, disponible et prêt à fournir le travail que le livre exige ou nécessite. Par exemple, certains traducteurs se spécialisent dans la poésie, ou dans le langage populaire, ou ont des liens étroits avec la communauté dont le livre est issu (p. ex., la communauté queer) ou avec l’auteur (dans le cas d’une amitié, p. ex.), et ces « spécialisations » ou prédispositions doivent être prises en compte, en fonction du projet. En définitive, je crois cependant que tout bon traducteur devrait posséder certaines qualités, notamment l’humilité, la curiosité et le désir d’apprendre, la volonté d’être mis au défi et déstabilisé, et la capacité à travailler en équipe (ce que je recherche chez les humains en général, ah !). Un traducteur novice, sans expérience préalable d’un type de texte particulier, peut parfaitement remplir sa mission, à condition d’être bien accompagné et de faire un effort supplémentaire pour s’instruire ou s’informer.

    4. Les éditeurs peuvent soit attendre qu’un titre leur soit proposé par un traducteur ou une traductrice, soit choisir un titre et proposer le projet à un traducteur. Quels sont les avantages et les inconvénients de chaque approche ?

Pour les éditeurs, recevoir une proposition de la part d’un traducteur est, à mon avis, une occasion en or, notamment parce que cette personne aura fourni un travail (gratuit) considérable (lire de nombreux livres avant de trouver celui qu’elle souhaite proposer, entrer en contact avec les auteurs et les maisons d’édition, s’assurer que les droits sont disponibles, etc.), dans l’espoir qu’une maison d’édition accepte de reprendre le projet et de l’embaucher. Les traducteurs sont généralement très bien informés sur la culture source et sur sa production littéraire, et les éditeurs profitent donc sans aucun doute de leurs relations et de leurs connaissances. Par exemple, lorsque j’ai proposé Islands of Decolonial Love, de Leanne Betamosake Simpson, en 2017, l’œuvre de cette auteure était totalement inconnue au Québec, même si elle connaissait beaucoup de succès dans d’autres régions du pays. Aujourd’hui, nous avons traduit quatre de ses livres (et un cinquième est en cours), et elle est devenue une figure incontournable de la littérature autochtone au Québec.

Dans l’autre scénario, où les éditeurs choisissent eux-mêmes un ouvrage, ils doivent trouver des moyens de rester informés de la production littéraire dans d’autres langues (en consultant les listes de présélection des prix, p. ex.), ce qui n’est pas nécessairement leur priorité absolue. Par ailleurs, ils auront tendance à se concentrer davantage sur les titres primés qui connaissent le plus de succès, au risque peut-être de négliger des titres moins connus mais plus pertinents ou intéressants. Pour ce qui est de trouver un traducteur pour un projet choisi par l’éditeur, cela peut être assez facile; même s’il est possible que la personne envisagée pour la traduction ne soit pas disponible ou intéressée, beaucoup de traducteurs émergents talentueux sont à la recherche de projets !

    5. Si un traducteur soumet un titre à un éditeur en vue de sa traduction, comment l’éditeur peut-il évaluer s’il doit aller de l’avant avec le projet ou non ?

Je ne suis pas édit·eur·rice, je ne suis donc pas certain·e de pouvoir répondre correctement à cette question. En tant que traduct·eur·rice, je peux attester de l’originalité et de la qualité d’un projet que je présenterais à un éditeur. La principale raison qui me pousse à soumettre un livre à un éditeur, c’est qu’un livre en anglais fait ou dit quelque chose qui est absent ou inédit en français ou dans la culture littéraire cible. Autrement dit, il faut veiller à l’originalité du projet : si ce que propose le livre ressemble à ce que proposent d’autres livres déjà publiés dans la langue cible, alors il n’est probablement pas pertinent de traduire un ouvrage qui traite exactement des mêmes sujets ou qui est écrit de manière semblable. Bien entendu, les sujets ou les thèmes abordés doivent également être pertinents pour la culture cible. Je constate parfois que les livres qui sont trop spécifiques sur le plan du contenu (que ce soit du point de vue du lieu, des références culturelles, etc.) sont plus difficiles à vendre dans un autre milieu. Enfin, le niveau de difficulté de la traduction est une chose à laquelle il faut au moins penser; certains livres, notamment la poésie expérimentale, sont quasiment impossibles à traduire (ce qui ne signifie pas qu’ils ne doivent pas être traduits, mais plutôt que les attentes en matière de résultats, de subjectivité et de « fidélité » doivent être fixées en conséquence). Je dirais aussi qu’il est extrêmement important pour les éditeurs de lire les livres en profondeur avant d’aller de l’avant avec un projet, afin de ne pas avoir de mauvaises surprises plus tard au cours du processus.

    6. Qu’est-ce que les éditeurs doivent garder à l’esprit lorsqu’ils se constituent une liste de traducteurs ou qu’ils décident quelle personne choisir pour un projet particulier ?

Pour constituer une banque de traducteurs, je dirais que le plus important est de travailler avec une équipe composée de traductrices et de traducteurs issus de différents milieux et possédant des expériences diverses, tant sur le plan de la traduction elle-même ou de la « spécialisation » que sur celui des connaissances fondées sur l’expérience et des identités sociales comme l’âge, le sexe, la race, la classe, etc. Au moment de décider quelle personne choisir pour un projet de traduction particulier, il est important de cerner les besoins du projet en fonction du contenu et/ou de la forme du livre, et d’opter pour un traducteur ou une traductrice qui a de l’expérience avec le type de projet considéré, ou pour une personne qui est prête à faire des efforts pour se familiariser avec les questions en jeu. J’ajouterais également que les éditeurs devraient donner la priorité aux traducteurs marginalisés (comme les traducteurs noirs, autochtones, transgenres, etc.), afin de jouer un rôle actif dans la diversification du milieu très homogène de la traduction littéraire au Canada aujourd’hui.

    7. Les traducteurs sont souvent considérés comme des acteurs essentiels dans l’obtention des droits de traduction internationaux. Comment comprenez-vous le rôle du traducteur dans ce processus ?

Les traducteurs sont souvent le « visage » d’un projet de traduction, du moins en coulisses, et peuvent donc toujours aider à obtenir les droits de traduction, à l’échelle tant nationale qu’internationale. Je crois qu’ils ou elles peuvent jouer un rôle clé dans ce processus en entrant en contact et en établissant un lien avec l’auteur, en ayant des relations dans des maisons d’édition ailleurs dans le monde, etc.

    8. Comment le travail avec un traducteur se compare-t-il au travail avec un auteur ?

Encore une fois, je ne suis pas aut·eur·e, donc je ne suis pas certain·e de pouvoir répondre correctement à cette question. J’ai toutefois l’impression qu’il y a peut-être plus de ressemblances qu’on ne le pense entre le travail avec un auteur et le travail avec un traducteur. Les traducteurs sont aussi, d’une certaine manière, des auteurs : ils et elles produisent de manière créative de nouveaux textes uniques, mais en s’appuyant étroitement sur un autre texte. Ils et elles prennent constamment des décisions créatives et prennent beaucoup de risques esthétiques, ce que les éditeurs doivent comprendre et respecter. Il est important de ne pas seulement considérer les traductions comme étant imparfaites (c.-à-d. d’essayer par exemple de trouver toutes les « erreurs » qu’elles contiennent lors du processus d’édition), mais de les aborder comme des œuvres créatives à part entière, et de traiter ces textes comme on le ferait avec des textes « originaux » (c.-à-d. plus attentivement, dans le cadre d’un dialogue, et en faisant confiance au traducteur ou à la traductrice).

    9. Parlez-nous du rôle de l’auteur original d’une œuvre dans le processus de traduction, le cas échéant.

Encore une fois, cela dépend surtout de l’auteur. Certains auteurs peuvent ne pas parler la langue de la traduction, ce qui limite leur capacité à s’impliquer dans le processus; d’autres peuvent très bien la parler. Certains sont très curieux du processus de traduction et se montrent très disponibles et présents, tandis que d’autres sont trop occupés ou s’en moquent tout simplement. Certains auteurs peuvent parfois être décédés ! Cela dépend donc vraiment de la personnalité de l’auteur, de sa disponibilité, de ses propres limites, de ses intérêts. Le rôle de l’auteur original d’une œuvre peut aller d’une absence totale à une collaboration très étroite avec ses traducteurs, notamment par la lecture et l’édition de la traduction, et en ayant son mot à dire dans la plupart des décisions prises. En général, cependant, je dirais que la plupart des auteurs acceptent de répondre à nos questions. La plupart des auteurs que j’ai traduits ont accepté de me rencontrer au moins une fois, en personne (lorsque cela est possible) ou sur Zoom. Mais pour la plupart, ils demeurent à distance tout au long du processus. Personnellement, je me réjouis lorsque mes auteurs participent activement au processus, car nous établissons ainsi une relation de confiance; mais là encore, cela dépend aussi du traducteur ou de la traductrice.

    10. Pouvez-vous énumérer quelques bonnes pratiques que les éditeurs devraient garder à l’esprit lorsqu’ils travaillent avec des traducteurs ?

La compensation financière est de la plus haute importance. Le Conseil des arts du Canada finance la traduction d’œuvres d’auteurs canadiens à hauteur de 0,18 $ par mot pour la prose, ce qui signifie que toute rémunération inférieure à ce montant serait inférieure aux normes. Les éditeurs doivent également veiller à rémunérer les traducteurs pour le travail supplémentaire qu’on leur demande souvent d’effectuer, comme l’aide à la promotion du livre, la rédaction d’une préface ou d’une note du traducteur, ou la participation à des réunions éditoriales générales. Autrement, il est essentiel de traiter les traducteurs et traductrices avec soin, comme tout éditeur devrait le faire avec n’importe qui, tant en ce qui concerne leurs besoins et leurs demandes (p. ex., la prolongation d’une échéance) qu’en ce qui concerne leur travail (p. ex., une traduction peut sembler très personnelle, et il peut parfois être frustrant de devoir faire face à des contrôles et à des révisions sévères ou impersonnels). Les traducteurs connaissent les livres sur lesquels ils travaillent mieux que quiconque (y compris, parfois, que l’auteur !) et leur interprétation, leurs connaissances et leurs recommandations devraient toujours être à tout le moins véritablement prises en considération. Enfin, un éditeur doit toujours promouvoir et défendre le travail de ses traducteurs, par exemple face à des critiques injustes, car eux aussi sont responsables du résultat publié.

    11. De quelle façon l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada (ATTLC) aide-t-elle à établir des liens entre les traducteurs littéraires et les éditeurs ?

L’ATTLC fournit un répertoire de ses membres sur son site Web; les éditeurs peuvent y parcourir les profils de traducteurs littéraires potentiels en fonction de leurs combinaisons linguistiques, de leurs spécialisations et de leurs expériences antérieures pertinentes. L’ATTLC organise aussi fréquemment des événements publics, comme des tables rondes, des ateliers ou des lectures, où traducteurs et éditeurs peuvent se rencontrer. Finalement, les éditeurs peuvent communiquer directement avec l’ATTLC pour toute question ou tout projet !

Entretien réalisé en anglais et traduit en français par Josée Latulippe.